Le radicalisme défigure les religions, l'islam n'est pas
épargné et les musulmans en sont les premières victimes. Mais désamorcer
le radicalisme, quand il ne tue pas, ne se fait pas sans risques de
confusion et d’incompréhension. Dounia Bouzar s’y est essayée et a
publié en janvier l’ouvrage « Désamorcer l’islam radical » (Ed. de
l’Atelier). De ce livre est né le Centre de prévention contre les
dérives sectaires liées à l'islam (CPDSI), dont l’anthropologue du fait
religieux, également membre de l’Observatoire de la laïcité, a annoncé
la création fin février pour prévenir le radicalisme sur le terrain.
Dounia Bouzar, qui défend le port du voile tout en refusant celui du
niqab, nous livre, sans langue de bois, son analyse et sa démarche qui
ne laissent personne indifférent.
Saphirnews : Dans votre ouvrage, vous posez comme postulat qu’il n’y a pas besoin d’en arriver à la violence ou au départ vers un pays étranger pour d’obscures raisons pour considérer une personne comme radicale. Quel est le diagnostic que vous posez des jeunes qui tombent dans ce discours ?
Dounia Bouzar : Les premières alertes datent du premier livre de 2006, Quelle éducation face au radicalisme religieux ?, avec Omero Marongiu et Tareq Oubrou.
On avait déjà commencé à travailler sur ces jeunes, mal dans leurs
corps ou dans leur identité, dont certains ont des comportements qui ne
ressemblent pas du tout à l’islam, et sur la méthode à adopter face à un
jeune qui se met en rupture, arrête l’école, ne fréquente plus qu’un
petit groupe, dit que ses parents ne sont pas de bons parents, se coupe
de ses anciens copains et de toutes ses attaches au nom de l’islam.
On était parvenu à l’analyse que ce n’était pas un problème religieux, que ces jeunes, quelles que soient leurs origines, ne connaissaient rien de la religion et que leur seul point commun est qu’ils n’avaient eu aucun repère. Quand on envoyait un imam leur parler, cela n’avait aucune incidence parce que leur réflexion était plutôt de fuir la réalité, ils n’étaient pas en recherche de spiritualité. J’avais l’habitude de dire à l’époque qu’ils se fichent de ce que Dieu dit ; ce qu’ils aimeraient, c’est avoir la place de Dieu.
On était parvenu à l’analyse que ce n’était pas un problème religieux, que ces jeunes, quelles que soient leurs origines, ne connaissaient rien de la religion et que leur seul point commun est qu’ils n’avaient eu aucun repère. Quand on envoyait un imam leur parler, cela n’avait aucune incidence parce que leur réflexion était plutôt de fuir la réalité, ils n’étaient pas en recherche de spiritualité. J’avais l’habitude de dire à l’époque qu’ils se fichent de ce que Dieu dit ; ce qu’ils aimeraient, c’est avoir la place de Dieu.
Quelles sont les actions à mettre en place pour faire œuvre de prévention auprès de ces jeunes ?
Dounia Bouzar : Il faut travailler sur les représentations
négatives de l’islam, puisque la majorité de la société le perçoit comme
une religion par essence archaïque, qui invite à ne pas réfléchir… Il y
a une forte notion de soumission dans les représentations qu’on se fait
de l’islam dans les relations hommes/femmes, musulmans/non- musulmans,
croyants/non-croyants. Les représentations négatives sont tellement
partagées par l’ensemble de la société que, du coup, on ne s’étonne plus
de rien.
L’exemple que je répète à n’en plus finir, c’est quand même l’exemple du niqab. C’est une pratique préislamique des tribus pachtounes et la seule parole du Prophète (Muhammad, ndlr) était de dire que si ces tribus se convertissaient, il faudrait que leurs visages soient identifiés et identifiables quand ils feront le pèlerinage. Ce sont ensuite les wahhabites d’Arabie Saoudite qui ont sacralisé ce niqab en disant que, depuis 14 siècles, les musulmans avaient mal compris leur islam !
L’Assemblée nationale a validé, pour moi, l’interprétation des wahhabites, puisque la commission statuant sur l’interdiction du voile intégral a fait le procès de l’islam en faisant cette loi. Celle-ci ne parle pas d’islam, certes, mais pendant un an, les débats ont validé l’idée que porter le niqab, c’était appliquer l’islam au pied de la lettre. Pour moi, c’est un exemple typique : au lieu de traiter le besoin de cacher ses contours identitaires comme un symptôme de souffrance pour la jeune fille, même si elle se sent très libre, on valide, comme à chaque fois en France, des comportements qui sont des symptômes de rupture comme étant de l’islam orthodoxe.
L’exemple que je répète à n’en plus finir, c’est quand même l’exemple du niqab. C’est une pratique préislamique des tribus pachtounes et la seule parole du Prophète (Muhammad, ndlr) était de dire que si ces tribus se convertissaient, il faudrait que leurs visages soient identifiés et identifiables quand ils feront le pèlerinage. Ce sont ensuite les wahhabites d’Arabie Saoudite qui ont sacralisé ce niqab en disant que, depuis 14 siècles, les musulmans avaient mal compris leur islam !
L’Assemblée nationale a validé, pour moi, l’interprétation des wahhabites, puisque la commission statuant sur l’interdiction du voile intégral a fait le procès de l’islam en faisant cette loi. Celle-ci ne parle pas d’islam, certes, mais pendant un an, les débats ont validé l’idée que porter le niqab, c’était appliquer l’islam au pied de la lettre. Pour moi, c’est un exemple typique : au lieu de traiter le besoin de cacher ses contours identitaires comme un symptôme de souffrance pour la jeune fille, même si elle se sent très libre, on valide, comme à chaque fois en France, des comportements qui sont des symptômes de rupture comme étant de l’islam orthodoxe.
Vous citez aussi dans votre livre le fait de ne pas serrer la main comme une dérive sectaire…
Dounia Bouzar : En 30 ans de terrain, aucun homme dans le
milieu religieux que j’ai fréquenté n’a refusé de me serrer la main ou
de me raccompagner en voiture, je n’avais jamais rencontré ce type de
comportement. Depuis deux ans, j’ai des jeunes de 25 ans, de toutes
origines, qui me disent que sa religion (l’islam) l’empêche de regarder
une femme ou de serrer la main d’une femme. Cela vient entériner la
représentation négative que les gens ont de cette religion. Le roi du
Maroc vient de limoger un officier parce qu’il refusait de tendre la
main à une femme (la première femme wali du pays, en février 2014, ndlr)
! Plus il y a des comportements de rupture, plus cela illustre les
représentations négatives des gens : selon eux, l’islam apparaît bien
comme une religion archaïque, incompatible avec l’égalité hommes-femmes…
Quand on sait combien cette notion est, au contraire, au cœur de
l’islam, c’est le comble !
Je sais que beaucoup de gens pensent, dans ce climat d’islamophobie général, qu’il aurait mieux fallu se taire, que mes propos vont alimenter l’islamophobie. Mais je fais le pari contraire. Je dis que plus on laisse ces comportements se revendiquer comme musulmans, plus ils viennent valider les représentations islamophobes des gens. Il y a un moment où il faut les nommer autrement et je n’ai pas trouvé mieux que « dérives sectaires », puisque le discours provoque rupture sur rupture… Voilà comment la réflexion s’est construite dans mon esprit.
Je sais que beaucoup de gens pensent, dans ce climat d’islamophobie général, qu’il aurait mieux fallu se taire, que mes propos vont alimenter l’islamophobie. Mais je fais le pari contraire. Je dis que plus on laisse ces comportements se revendiquer comme musulmans, plus ils viennent valider les représentations islamophobes des gens. Il y a un moment où il faut les nommer autrement et je n’ai pas trouvé mieux que « dérives sectaires », puisque le discours provoque rupture sur rupture… Voilà comment la réflexion s’est construite dans mon esprit.
Pouvez-vous donner une définition de la secte pour clarifier votre pensée aux lecteurs ?
Dounia Bouzar : « Secte » vient de couper, suivre. «
Religion » vient de relier, accueillir. Pour ma part, je regarde l’effet
du discours religieux : dès qu’il permet de mettre en place une
relation avec Dieu pour lui permettre de trouver son chemin et vivre
dans un espace avec les autres, c’est de la religion. Si l’effet du
discours mène, au contraire, la personne à s’autoexclure et exclure tous
ceux qui ne sont pas exactement comme elle, on est dans l’effet
sectaire. C’est vraiment quantifiable. On n’est pas dans les mouvances,
on n’est pas Frères musulmans ou salafistes… cela peut s’appliquer à
n’importe quel discours.
A quel moment placez-vous le curseur entre le radical et le sectaire ?
Dounia Bouzar : Pour moi, la radicalité, c’est vraiment
l’exclusion. Je ne fais pas de lien avec la religion ou la croyance car,
justement, ces jeunes n’ont aucune réflexion spirituelle. Vous pouvez
être orthodoxe sans être dans la dérive sectaire. Je n’appellerai jamais
cela de l’islam radical. Pour moi, « radical » est un terme
d’éducatrice qui se mesure dès que le jeune arrête l’école, renie ses
parents, sa filiation, se renie lui-même… quand il a une vision
paranoïaque de la société.
Dans mes expériences, ces jeunes ont eu très peu de transmission religieuse et sont tombés dans le discours d’Internet. Ce n’est pas pour rien qu’il se développe en Europe, dans les sociétés qui ont une représentation négative de l’islam et où personne ne le régule. Quand vous vivez dans un milieu de musulmans pratiquants ou de musulmans qui connaissent l’islam, vous êtes protégés. Être radical ne signifie pas être très musulman, mais adopter des comportements de rupture et ne pas être musulman… du moins, cela n’a rien à voir avec Dieu ni la religion.
Dans mes expériences, ces jeunes ont eu très peu de transmission religieuse et sont tombés dans le discours d’Internet. Ce n’est pas pour rien qu’il se développe en Europe, dans les sociétés qui ont une représentation négative de l’islam et où personne ne le régule. Quand vous vivez dans un milieu de musulmans pratiquants ou de musulmans qui connaissent l’islam, vous êtes protégés. Être radical ne signifie pas être très musulman, mais adopter des comportements de rupture et ne pas être musulman… du moins, cela n’a rien à voir avec Dieu ni la religion.
Vous ciblez spécifiquement les pratiques promues par le wahhabisme…
Dounia Bouzar : Pour vous le dire franchement, les
wahhabites, dans leur façon d’interpréter l’islam, sont une grosse
secte. Je sais que ce n’est pas politiquement correct mais je n’ai aucun
problème à le dire. Interdire des femmes de conduire au nom de l’islam ou de montrer leurs contours identitaires, ce n’est pas l’islam. Sans parler de la répartition des richesses…
On ne peut qu’être d’accord avec vous sur de nombreux aspects. Mais toute la difficulté pour les musulmans – et vous le savez –, c’est encore de déclarer ouvertement que des pratiquants d’une tendance particulière de l’islam, même minoritaires, sont sortis de la religion, de tomber dans le travers de l’excommunication.
Dounia Bouzar : Les imams qui sont venus vers moi m’ont dit
de continuer mon travail, de dire à l’ensemble de la société que
l’islam, ce n’est pas ça (le wahhabisme) parce qu’ils ne peuvent rien
dire. Quand je leur demande pourquoi, ils disent que s’ils tiennent ce
discours, ils vont perdre des fidèles « entre-deux », qu’ils doivent
ramener à eux. Donc à votre question, j’ai envie de vous répondre que,
de ma place à la fois de musulmane, d’anthropologue, d’ancienne
éducatrice, de femme engagée et de mère, j’ai fait le maximum. Je suis
en paix avec ma conscience, devant Dieu, sur ce que je peux faire pour
mes enfants et la France, mon pays. Ma façon de renommer les pratiques
de rupture « dérives sectaires » a
« libéré » des milliers de musulmans qui ne supportent plus de voir
leur religion prise en otage à la fois par les islamophobes et par les
radicaux, qui, finalement, le définissent de la même façon.
Je vais continuer à former les institutions pour qu’ils arrêtent de penser l’islam négativement, ce qui mène à la discrimination, voire au harcèlement, des pratiquants mais aussi au laxisme envers les radicaux, mais je ne peux rien faire de plus. C’est maintenant à la communauté de croyants connaissant bien la théologie, qui n’est pas mon domaine, de trouver le moyen pour prendre le relais et parvenir à faire ce travail-là avec leurs propres mots, leur propre culture, leur propre mémoire de l’exil.
Je vais continuer à former les institutions pour qu’ils arrêtent de penser l’islam négativement, ce qui mène à la discrimination, voire au harcèlement, des pratiquants mais aussi au laxisme envers les radicaux, mais je ne peux rien faire de plus. C’est maintenant à la communauté de croyants connaissant bien la théologie, qui n’est pas mon domaine, de trouver le moyen pour prendre le relais et parvenir à faire ce travail-là avec leurs propres mots, leur propre culture, leur propre mémoire de l’exil.
Comment éviter les amalgames entre ce qui relève de l’islam et du radical et donc du sectaire selon vos mots ?
Dounia Bouzar : Parce que l’amalgame n’existe pas déjà ?
Les pratiquants sont tout le temps suspectés de radicalisme, et les
radicaux sont validés comme de simples musulmans ! Pour moi, ceux qui ne
s’étonnent pas de tous ces comportements de rupture font le jeu des
islamophobes, ce sont eux qui laissent l’islamophobie monter… Laisser
faire croire que la rupture scolaire et familiale est le produit de
l’islam, c’est cela qui alimente l’islamophobie.
Parenthèse faite, il faut arrêter de harceler les musulmans pratiquants parce que plus on fait de l’amalgame entre les pratiquants et les radicaux, plus on nourrit le radicalisme. Une idéologie de rupture fait autorité sur des individus qui ont le sentiment que, là où ils sont, leur place n’est pas garantie par les autres. Autrement dit, qu’ils ne sont pas considérés comme étant utiles. Quand je dis cela, je pense profondément aux mamans qui portent un foulard, qu’on ne laisse pas accompagner les enfants en sortie scolaire et c’est très grave (référence à la circulaire Chatel, ndlr). Comment le petit enfant pourra-t-il avoir la certitude que les autres lui garantissent une place dans la société alors que sa propre maman est non seulement inutile auprès de la figure symbolique de l’instituteur mais en plus interdite ? C’est comme si on préparait des générations à se reconnaître dans un discours dangereux qui sera le seul à leur faire miroiter une place et un rôle.
Parenthèse faite, il faut arrêter de harceler les musulmans pratiquants parce que plus on fait de l’amalgame entre les pratiquants et les radicaux, plus on nourrit le radicalisme. Une idéologie de rupture fait autorité sur des individus qui ont le sentiment que, là où ils sont, leur place n’est pas garantie par les autres. Autrement dit, qu’ils ne sont pas considérés comme étant utiles. Quand je dis cela, je pense profondément aux mamans qui portent un foulard, qu’on ne laisse pas accompagner les enfants en sortie scolaire et c’est très grave (référence à la circulaire Chatel, ndlr). Comment le petit enfant pourra-t-il avoir la certitude que les autres lui garantissent une place dans la société alors que sa propre maman est non seulement inutile auprès de la figure symbolique de l’instituteur mais en plus interdite ? C’est comme si on préparait des générations à se reconnaître dans un discours dangereux qui sera le seul à leur faire miroiter une place et un rôle.
Vous êtes consciente que vous êtes en terrain miné par votre double approche…
Dounia Bouzar : Cela fait 15 ans et 15 livres que je suis
en terrain miné, parce que j’ai toujours essayé de penser les choses, je
n’ai jamais voulu caressé des groupes dans le sens du poil. Dès qu’on
parle d’islam de façon honnête, sans vouloir se faire aimer, on se fait
critiquer. J’ai toujours tapé sur les institutions et les élus qui font
la traque aux musulmans pratiquants et, en même temps, je n’ai pas peur
de dire qu’un niqab, ce n’est pas l’islam. Je travaille non pas pour me
faire aimer, mais pour penser avec ceux qui me lisent.
Quels liens entretenez-vous avec la Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) ? Avez-vous pour objectif d’inscrire les pratiques que vous dénoncez au rang des dérives sectaires ?
Dounia Bouzar : Non, d’ailleurs le droit ne le permet heureusement pas. La loi anti-sectes About-Picard a donné des indices pour déterminer « l’effet sectaire » qui ressemble à « l’entrave aux droits de l’enfant »
et je me suis déjà appuyée dessus tout au long de mon livre : rupture
scolaire, rupture amicale (en très peu de temps), rupture familiale,
perte des souvenirs familiaux, remplacement de l’identité et de la
réflexion individuelle par celles « du discours sectaire »,
etc. Ce sont des indicateurs quantifiables qui existent déjà et qui
permettent justement de faire la différence entre religion et dérive
sectaire. Donc les pratiques que je dénonce sont déjà, de fait, au rang
de dérives sectaires… Pas sur le plan judiciaire, car il n’y a pas de
gourou physique et on ne peut pas punir Internet. Mais sur le plan
éducatif et préventif, c’est-à-dire dans mon domaine.
Y compris pour le niqab ?
Dounia Bouzar : Le niqab est aussi, de fait, un des
indicateurs du discours sectaire puisqu’il détruit le contour
identitaire. Ah, j’aurais bien voulu faire interdire le niqab comme un
signe sectaire, au lieu d’assister encore au procès de l’islam à
l’Assemblée nationale ! Mais vous ne trouverez personne dans la
politique française qui acceptera de penser le niqab comme une pratique
sectaire parce que, pour eux, c’est l’islam : une religion qui détruit
le corps de la femme et qui lui interdit d'exister…
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